23 février 1942 : le musée de l’Homme endeuillé

En 1942, sept hommes tombaient sous les balles nazies au Mont Valérien. Avec trois autres femmes déportées, ils appartenaient au réseau du Musée de l’Homme. À cette occasion, André Delpuech, ancien directeur du Musée de l’Homme, leur rend hommage.

« Anthropologues en résistance »

Le 23 février 1942, sept hommes tombaient sous les balles nazies au Mont Valérien dans la petite clairière où plus d’un millier de résistants furent fusillés durant la Seconde Guerre Mondiale. Avec trois autres femmes déportées, ces hommes appartenaient à l’un des tous premiers groupes clandestins de lutte contre l’occupant allemand entré dans l’histoire sous le nom de « réseau du Musée de l’Homme ».

Que des femmes et des hommes n’acceptant pas la débâcle de 1940 mais surtout rejetant de toutes leurs convictions l’idéologie nazie se réunissent pour lutter au musée de l’Homme, ne fait que s’inscrire dans une logique scientifique et politique née une décennie plus tôt. Revenu en 1933 d’un voyage à Berlin où il a vu à l’œuvre le régime nazi, le professeur Paul Rivet, directeur du musée, est l’un des premiers à prendre conscience de la menace qui pèse sur l’Europe. Avec Paul Langevin et Alain, il fonde en mars 1934 le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes ; son musée devient un bastion de l’opposition aux thèses totalitaires.

Le réseau de Résistance du musée de l’Homme

C’est donc en toute conscience que, dès la défaite de juin 1940, plusieurs chercheurs du musée de l’Homme entrent immédiatement en résistance. Paul Rivet manifeste son opposition au régime de Vichy et écrit, le 14 juillet, une lettre ouverte au maréchal Pétain : « la liberté ne peut pas mourir dans le pays qui l’a vue naître et qui l’a répandue dans le monde ».

À partir de l’automne 1940, le groupe dirigé par les anthropologues Boris Vildé et Anatole Lewitzky, ainsi que la bibliothécaire Yvonne Oddon développe son réseau et ses activités : des prisonniers de guerre sont exfiltrés, des renseignements sont collectés à destination de Londres, et la revue « Résistance » contrecarre la propagande vichyssoise et nazie. L’éditorial du premier numéro du 15 décembre 1940 symbolise leur état d’esprit :

Résister, c’est garder son cœur et son cerveau. Mais c’est surtout agir, faire quelque chose qui se traduise en faits positifs, en actes raisonnés et utiles.

Si Paul Rivet réussit à échapper à la gestapo, dénoncés, les membres du réseau sont eux arrêtés au début de 1941. Emprisonnés, jugés et condamnés à mort, les sept hommes tombent au mont Valérien ; les trois femmes voient leur peine commuée en travaux forcés et sont déportées dans des camps de concentration en Allemagne. Rares sont les survivants de cette tragédie, à l’instar de l’ethnologue Germaine Tillion, elle aussi résistante de la première heure, arrêtée en 1942 et rescapée de Ravensbrück.

La science manipulée

Comme tout régime totalitaire, le pouvoir nazi a instrumentalisé les sciences humaines à des fins idéologiques. L’anthropologie et l’archéologie avaient pour mission de montrer la supériorité de la race aryenne pour promouvoir l’avènement de l’homme nouveau du Reich. L’État français du maréchal Pétain s’est inscrit dans cette dynamique : l’ethnographie est alors sollicitée dans le but de donner une légitimité scientifique à son projet de Révolution nationale.

En 1937, en même temps que le musée de l’Homme, le musée des Arts et Traditions populaires est créé. La nouvelle institution se trouve en résonance avec la politique du régime exaltant les racines rurales et paysannes de la France. Ses expositions usent d’un vocabulaire qui démontre combien la frontière entre science et idéologie collaborationniste est mince : « relever la jeunesse française », « rénover la mentalité de la France ».

Certains anthropologues ont franchi le pas pour collaborer directement avec l’occupant. Ainsi Georges Montandon, professeur à l’École d’anthropologie de Paris, s’active pour démontrer la supériorité raciale du type aryen et publie un ouvrage « Comment reconnaître le Juif ? ». La science est complètement manipulée dans le seul but de justifier une politique raciste menant à la Shoah.

Vigilance

Aussi est-ce bien avec le regard d’anthropologues et d’historiens que nous devons rendre hommage à ces combattants de la liberté assassinés. Mais il s’agit aussi de s’alarmer de l’actuelle crise politique avec une extrême droite dont l’essor pose question. Ne tombons pas dans le piège de l’anachronisme, bien sûr. Pourtant, la ligne Maginot de nos certitudes dans la pérennité de la démocratie est aujourd’hui parfois chancelante, remise en cause.

Agitant de vieilles antiennes nauséabondes, les extrémistes de tout poil s’activent sur tous les fronts qui induisent le repli sur soi, le rejet de toute altérité et l’expulsion de l’étranger ; ces « nationaux-populistes » vouent aux gémonies le « droit-de-l’hommisme » des élites, la dictature de la « bien-pensance », pour aller jusqu’à lutter contre la tyrannie des discours scientifiques et promouvoir l’avènement de vérités relatives ou alternatives.

L’action des résistants du musée de l’Homme est un exemple à suivre, celui de scientifiques qui participent au débat public et agissent dans la cité. Pour nous qui travaillons dans des institutions de recherche et d’enseignement et dans des établissements culturels, il est essentiel que nous apportions à la société notre expertise dans ces domaines si sensibles des sciences humaines et sociales. Ne laissons pas le champ libre à des manipulateurs des faits.

Il faut « agir » clamaient les résistants du musée de l’Homme de 1940 face au danger que représentait le national-socialisme d’Hitler. Vigilance tel était le titre de la revue lancée par Paul Rivet et ses partenaires du comité du même nom. Son éditorial du 28 avril 1934 mérite d’être relu : « Le fascisme fait appel aux passions des hommes pour annuler leur intelligence critique : il maquille les faits ; il brouille les idées » et de poursuivre « notre objectif est de rétablir la réalité des faits et la clarté des idées ». Armés de nos connaissances scientifiques et du bien-fondé de nos spécialités anthropologiques et historiques, soyons vigilants. Intervenons ! Agissons !

André Delpuech
Conservateur général du patrimoine.
Chercheur, Centre Alexandre Koyré. École des Hautes Études en Sciences sociales
Ancien directeur du musée de l’Homme (2017-2022).

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