Recherche scientifique

Enki Bilal, de la science dans l'art ?

Quels liens existent entre la systématique et l'univers d'Enki Bilal ? Réponses de Guillaume Lecointre, chercheur et commissaire scientifique de la carte blanche dédiée à l'artiste au Musée de l’Homme.

Vous avez jusqu’au 13 juin 2022 pour aller découvrir la Carte blanche à Enki Bilal au Musée de l’Homme à Paris. L’artiste fait résonner son œuvre avec l’exposition principale du musée : « Aux frontières de l’humain ». À cette occasion, Guillaume Lecointre, chercheur en systématique et commissaire scientifique de l’exposition nous éclaire sur les liens à tisser entre ses thématiques de recherche et l’imaginaire d’Enki Bilal.

Interview de Guillaume Lecointre

The Conversation : Quels sont vos principaux sujets de recherche ?

Guillaume Lecointre : Je fais de la recherche sur les relations de parenté entre les poissons osseux, et sur la comparaison de leurs développements embryonnaires. J’ai aussi des thèmes de recherche sur l’exportation des outils qui permettent de découvrir les parentés et l’histoire évolutive vers des champs de connaissance comme l’ethnomusicologie ou l’histoire des sciences.

Par exemple, nous avons comparé les idées des savants qui ont fait l’Histoire naturelle au sujet de l’arbre du vivant, cette métaphore visuelle qui exprime l’idée d’une généalogie générale des êtres vivants.

Nous avons pu apparenter les auteurs entre eux, et montrer que l’on peut proposer une méthode objective et répétable des « écoles de pensée » en Histoire des sciences. En utilisant les mêmes méthodes, nous avons pu montrer qu’en comparant 53 répertoires musicaux du Gabon, la musique s’hérite verticalement, c’est-à-dire généalogiquement, alors que les ethnomusicologues pensaient plutôt qu’elles diffusaient horizontalement, c’est-à-dire qu’elles s’empruntaient.

T.C. : Comment avez-vous connu l’œuvre d’Enki Bilal ?

G.L. : L’œuvre, je l’ai découverte dans le journal Pilote lorsque j’avais onze ou douze ans. Mais le véritable choc a été la découverte de la bande dessinée « La foire aux immortels » lorsque j’étais au lycée. Cela remonte donc à loin…

Ce choc a été esthétique et politique. J’y ai trouvé l’audace d’une vision dystopique du futur à une époque où il restait tout de même pas mal d’optimiste technophile dans la science-fiction. Je n’y ai trouvé ni science ni poésie, mais du talent, une puissante imagination et une époustouflante liberté de création en dehors des sentiers battus.

Couverture de la bande dessinée La foire aux immortels, montrant un homme à tête de faucon et un astronaute.

Couverture de La foire aux immortels d’Enki Bilal aux éditions Casterman

© Casterman

T.C. : Vous parlez d’une approche naturaliste de Bilal, y voyez-vous des similarités avec votre travail ?

G.L. : Oui, dans les univers de Bilal le monde est changeant, incertain. Comme dans les environnements naturels. Les personnages sont fragiles, et portent les traces de leur histoire. Tout comme les espèces animales et végétales qui nous entourent. Le propos de Bilal est lucide et attentif aux changements, comme doit l’être un chercheur.

Les scientifiques ont pour devoir d’expliquer rationnellement et collectivement le monde réel. Le monde réel se manifeste à nous par ses changements. Tout change, tout le temps, à plus ou moins long terme. Les scientifiques font d’un rapport au réel (l’expérience, au sens large du terme) l’arbitre de leurs controverses. L’expérience consiste à agir sur le réel pour qu’il réagisse, et qu’on puisse interpréter ce qui en résulte. S’il réagit, c’est qu’il est changeant. Qui dit rapport au réel dit aussi lucidité. Avoir la conscience de ce qui se passe vraiment. Ou bien tester activement les hypothèses que nous faisons sur ce qui se passe vraiment.

T.C. : Enki Bilal imagine très souvent des mélanges entre l’humain et l’animal, comment cela résonne-t-il avec votre vision de scientifique ?

G.L. : Les personnages de Bilal sont souvent des mosaïques dotées de pièces qui renvoient à la robotique ou à l’augmentation, et des pièces qui font explicitement référence à l’animalité. S’ils ne sont pas habités de corps étrangers…

Nous les historiens de la nature, nous n’humanisons pas les animaux mais en revanche nous animalisons l’humain. Reconstituer l’histoire du vivant, c’est accepter de reconnaître dans notre corps telle ou telle pièce de la mosaïque que nous partageons avec d’autres espèces, et dont nous avons hérité d’une époque donnée, par exemple nous partageons avec le requin et d’autres espèces le fait d’avoir des vertèbres, ce qui remonte à 500 millions d’années ; nous partageons avec les lémuriens le fait d’avoir un pouce opposable, ce qui remonte à 65 millions d’années ; nous partageons avec le macaque le fait d’avoir un nez, ce qui remonte à 40 millions d’années.

T.C. : Y a-t-il de place pour l’imaginaire dans votre travail de scientifique ?

G.L. : Bien entendu ! Dans le travail d’un scientifique, il y a une phase individuelle et une phase collective. La phase individuelle inclut l’exploration, l’intuition, l’imagination. La phase collective implique l’interprétation, la confrontation, le débat, la controverse, la validation. Il est possible qu’un scientifique soit dépourvu d’imagination, et dans ce cas il appliquera des méthodes standardisées à un problème encore non résolu. C’est de la science de production. S’il a de l’imagination, c’est encore mieux : ça mène à de la science innovante.

T.C. : Bilal tente d’augmenter l’humain, voire de vaincre la mort, ses idées sont-elles proches de celles des milliardaires de la Silicon Valley qui œuvrent à vaincre la mort ?

G.L. : S’il tente de le faire, c’est bien pour montrer la vanité du projet. Sa dernière série Bug montre notre dépendance dérisoire au monde numérique, devenue telle que sa disparition nous force à redevenir humains, certes d’autres humains, mais humains quand même. Pour un biologiste, la mort fait partie de la vie, et les humains pris globalement continueront pour longtemps de mourir des mêmes causes déjà anciennes : maladies parasitaires, guerres. Le transhumanisme réussira peut-être à allonger la vie de quelques riches, mais la mort ne sera pas vaincue pour autant.

Guillaume Lecointre, Chercheur en systématique, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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