Moaïs, statues en pierre fabriquées par les rapanuis
Sciences

L’étude de l’ADN ancien contredit une théorie de l’effondrement de la population de Rapa Nui

Une nouvelle étude génétique contredit la théorie selon laquelle la population des Rapanuis, habitants de l’île de Pâques, se serait effondrée à la suite d'un « écocide ». On en parle dans cet entretien avec Martin Friess, anthropologue, et Evelyne Heyer, généticienne. 

Publiée dans la revue Nature en septembre 2024, cette étude génétique apporte un nouvel éclairage sur l’histoire du peuple Rapanui. L’étude se base sur le génome de 15 Rapanuis dont les ossements sont conservés au Musée de l’Homme. Elle a été réalisée par une équipe internationale de scientifiques menée par le professeur assistant Víctor Moreno-Mayar de l'Université de Copenhague, la doctorante Bárbara Sousa da Mota et la professeure associée Anna-Sapfo Malaspinas de l'Université de Lausanne, en étroite collaboration avec des collègues de Rapa Nui, de France (UMR 7206 Eco-anthropologie au Musée de l’Homme), d’Autriche, du Chili, d'Australie et des États-Unis, avec l’autorisation des habitants de Rapa Nui (île de Pâques). 

Pouvez-vous nous dire, dans un premier temps, qui sont les Rapanuis ?

Les Rapanuis sont les habitants de Rapa Nui, aussi connue sous le nom de l’île de Pâques. Il s’agit de l’une des îles les plus isolées au monde. Elle se trouve dans l’océan Pacifique, à 3 700 km à l'ouest de l'Amérique du Sud et plus de 1 900 km à l'est de l'île polynésienne habitée la plus proche.
 
Les premiers peuplements polynésiens seraient arrivés sur l’île vers 1250, changeant progressivement son paysage. En effet, d’immenses statues en pierre volcanique, appelées moaïs, ont été placées un peu partout dans l’île et la forêt qui, à l’origine, était composée de millions de palmiers, a fini par pratiquement disparaître dans les années 1600. Cette déforestation, accompagnée par l'épuisement de la faune locale, aurait entraîné l’effondrement de la population, d’après la théorie de l’écocide.

Qu’est-ce que la théorie de l’écocide ?

« Écocide » est un terme qui désigne la destruction ou l’endommagement irréversible d’un écosystème par la présence ou l’action humaine. Dans le contexte de l’île de Pâques, la théorie de l’écocide est l’hypothèse selon laquelle il y aurait eu un effondrement de la population suite à une surexploitation des ressources environnementales.

Selon cette théorie, la population, qui aurait compté plus de 15 000 habitants avant la déforestation, aurait peu à peu diminué à cause de l’épuisement des ressources empêchant la population de se maintenir. Elle serait alors passée de 15 000 à 1 000 habitants en 1722, au moment de l’arrivée des Européens sur l’île.

Quelles sont les zones d’ombre de cette théorie ?

En fin de compte, tout cela est resté très hypothétique : cette estimation de 15 000 individus n’a jamais été démontrée.

Il faut savoir que la théorie de l’écocide est assez vieille. Elle témoigne d’une perception erronée des Rapanuis, en partant du principe qu’ils n’auraient pas su s’adapter et se maintenir dans cet environnement, alors qu’ils le connaissaient. Ils pouvaient, par exemple, utiliser des pierres pour pallier l’érosion des sols due à la déforestation. Mais la vision que les scientifiques pouvaient avoir des Rapanuis a changé et finalement cette nouvelle étude ne montre aucun indice d’effondrement de la population par écocide.

Il n’en reste pas moins que la population Rapanui a diminué suite aux maladies importées par les Européens et à leur mise en esclavage au temps de la colonisation espagnole. Il y a bien eu une chute de la population, mais elle est plutôt due aux autres humains et elle s'est déroulée plus tardivement.

Comment les scientifiques sont-ils parvenus à réfuter cette théorie ?

Cela part du principe suivant : il faut voir l’ADN comme une mosaïque de bouts de génomes reçus de nos ancêtres. En les comparant, on arrive à voir si des individus avaient un ancêtre commun. Si un grand nombre de génomes converge vers la même date, cela veut dire que la population était de petite taille, parce que dans un petit village on a plus d’ancêtres communs proches que dans un grand village.

Donc, s’il y avait eu un goulot d’étranglement au sein de la population rapanui vers 1600, cela aurait signifié que la population était de petite taille et qu’il y avait plus d’ancêtres communs à cette période.

En pratique, les généticiens simulent des données génétiques en se basant sur l’histoire d’une population, puis ils comparent les données réelles aux différentes simulations. Avec cette approche, on voit que les meilleures simulations sont celles où il n’y a pas de goulot d’étranglement vers 1600. Autrement dit, si la théorie de l’écocide était avérée, les scientifiques auraient dû trouver une forte réduction de la population à cette période. Or, ils ne la trouvent pas.

L’étude aborde également la question du contact des Rapanuis avec les Amériques. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Il y a déjà eu des études qui ont tenté de montrer des contacts entre Polynésiens et Amérindiens. En 1947, l’aventurier et archéologue norvégien Thor Heyerdahl (1914 – 2002) a tenté de rallier les îles polynésiennes à bord d’un radeau partant de l’Amérique du Sud pour prouver que la Polynésie avait principalement été peuplé par des Amérindiens. Après avoir réussi la traversée, il a publié sa théorie en 1952 dans un ouvrage intitulé Indiens d’Amérique dans le Pacifique : La théorie derrière l’expédition Kon-Tiki. Mais la génétique a remis en cause cette théorie.

D’autres études, basées sur de petites quantités d’ADN d’anciens Polynésiens, ont plutôt suggéré que ce contact était la conséquence de l'activité coloniale européenne après 1722. En 2020, des scientifiques avaient retrouvé des bouts de génome de personnes amérindiennes dans l’ADN de personnes vivant actuellement en Polynésie. Tout l’enjeu était de savoir si ces bouts de génome dataient d’avant la colonisation.

Mais cette nouvelle analyse apporte des éléments inédits. En étudiant des restes anciens conservés au Musée de l’Homme, les scientifiques se rapprochent du moment où Polynésiens et Amérindiens se sont rencontrés. Ils ont ainsi pu générer des génomes anciens de haute qualité et considérablement augmenté la quantité de données génomiques disponibles pour l'île. Résultat : les deux populations s'étaient rencontrées avant l'arrivée des Européens sur l'île. Reste à savoir dans quel sens ce contact s’est établit et avec quelle population amérindienne les Polynésiens se sont mélangés.

Entretien avec

Martin Friess

Martin Friess

Anthropologue et maître de conférences au Muséum national d'Histoire naturelle ( Éco-anthropologie - UMR 7206)

Évelyne Heyer

Généticienne des populations humaines, Professeure du Muséum national d'Histoire naturelle. Auteure des ouvrages L'Odyssée des gènes en 2020 et La vie secrète des gènes en 2022.

Référence scientifique

Moreno-Mayar, J.V., Sousa da Mota, B., Higham, T. et al. Ancient Rapanui genomes reveal resilience and pre-European contact with the Americas. Nature 633, 389–397 (2024). https://doi.org/10.1038/s41586-024-07881-4