
Sciences
Les plus anciennes traces d’occupation d’Homo sapiens en forêt tropicale d'Afrique de l'Ouest
Une équipe internationale de recherche est parvenue à démontrer l’ancienneté de l’occupation humaine dans les forêts tropicales en Afrique de l’Ouest. Entretien avec Eslem Ben Arous, chercheuse associée au Muséum.

Reconstitution d'un environnement avec des Homo sapiens en forêt tropicale il y a environ 150 000 ans
© J. LisowiecL’histoire évolutive d’Homo sapiens commence en Afrique, il y a environ 300 000 ans. À cette période, notre espèce cohabite avec d’autres groupes humains et s’adapte à différents environnements.
Mais la connaissance que les scientifiques ont de ces milieux reste parcellaire : pendant longtemps, les forêts tropicales ont été perçues comme des frontières naturelles à la présence humaine. Or, une étude récente publiée dans la revue Nature remet en cause cette perception.
Les recherches menées sur le site archéologique de Bété I, en Côte d’Ivoire, ont permis de prouver que les premiers Homo sapiens ont habité dans des forêts tropicales dès 150 000 ans environ.
Pourquoi les forêts tropicales ont-elles été oubliées dans l’histoire de l’évolution d’Homo sapiens ?
Toute la narration autour de l’évolution de notre espèce provient de données en grottes, en abris sous roches ou encore de sites de plein air de savanes arborées d’Afrique du Sud et de l’Est. Dans ces régions, les ossements d’humains ou de faunes se conservent relativement bien et permettent d’étudier des occupations humaines anciennes.
L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale sont en général délaissées parce que dans ces régions, les sols sont très acides et sensibles à l’érosion, il est donc difficile de retrouver des ossements humains pour des périodes géologiques aussi anciennes que le Pléistocène. Elles ne se conservent tout simplement pas.
Le site dans lequel vous avez mené vos recherches a déjà été analysé par le passé. Quelle est sa particularité ?
En effet, le site archéologique de Bété I, dans la commune d’Anyama en Côte d’Ivoire, a été découvert de manière accidentelle par des géologues dans les années 1980. Il a été fouillé pour la première fois par une équipe internationale menée par le Pr. François Yiodé Guédé, de l’Université Félix Houphouët-Boigny. Ils ont étudié et caractérisé les artefacts lithiques laissés par les groupes humains et ont étudié le site d’un point de vue sédimentaire et environnemental.
Ces premières analyses ont révélé un site remarquable avec plusieurs couches sédimentaires, atteignant au total 14 mètres d’épaisseur et des outils en pierre taillée qui apparaissent dans différents niveaux, ce qui est rare en Afrique de l’Ouest. Tous ces outils ont été enregistrés mais leurs âges, tout comme l’environnement du site, n’ont pas été déterminés avec précision.
À l’initiative du Pr. Eleanor Scerri, nous avons pu réexaminer ce site en 2020 et nous avons retrouvé la séquence qui avait été analysée dans les années 1980.
De quoi cette séquence était-elle composée ?
Elle comprenait quatre unités, qu’on a appelé A, B, C et D. Les outils qui nous intéressaient provenaient principalement de l’unité C et D. Ceux de l’unité C sont fait dans du quartz laiteux, avec des éclats qui avaient des arêtes encore fraîches et coupantes… Ces éléments, très petits étaient caractéristiques du Middle Stone Age.
Dans l’unité D, on a répertorié un peu plus de 1 000 outils fabriqués à partir de quartz filonien. Ces outils nous ont permis de faire remonter à 150 000 ans environ la présence humaine dans les forêts tropicales ouest-africaines. On ne s’attendait pas à une période aussi ancienne ! Avant notre étude, la preuve la plus tangible d’une occupation humaine dans une forêt tropicale africaine remontait à 18 000 ans environ.
Comment avez-vous procédé pour dater les outils et déterminer l’environnement du site ?
Pour la datation, nous avons utilisé deux méthodes : la datation par luminescence stimulée optiquement (OSL) et la datation par résonnance de spin électronique (ESR). Nous avons appliqué ces méthodes à des grains de quartz que l’on retrouve un peu partout dans les sédiments. Il faut savoir que le quartz est un minéral très sensible à la radioactivité naturelle ce qui est utile pour appliquer ces deux méthodes de datations. C'est ainsi que nous avons obtenu des données convergentes, en gardant à l’esprit que les âges ESR présentent des marges d’erreurs parfois importantes (entre 5 et 30 %).
Lire aussi —
Qu'est-ce que la datation ?
Ensuite, pour déterminer l’environnement du site, nous avons analysé des biomarqueurs, comme des grains de pollens, de la cire de feuilles de plantes d’arbre ou encore des dépôts silicifiés laissés par les plantes (qu’on appelle des phytolithes).
Ces éléments nous ont permis d’avoir des détails sur la composition paléoenvironnementale du site. Par exemple, à partir des grains de pollens et des phytolithes analysés, on peut dire qu’il y avait des Hunteria (une espèce de forêt tropical) et bien d’autres espèces qui montrent qu’on est en présence d’une forêt tropicale humide. C’est ainsi que nous sommes parvenus à repousser l’âge de la présence humaine dans des régions de type forêts tropicales.
Lire aussi —
Comment reconstituer un paléoenvironnement ?
Aujourd’hui, le site archéologique de Bété n’existe plus. Comment envisagez-vous la suite ?
Oui, en effet, l’activité minière a détruit le site mais il y a encore beaucoup d’autres sites qui attendent d’être étudiés. Quand on fait de la recherche, on peut passer des années à faire des prospections exploratoires et à ne pas trouver une seule séquence en place ou viable pour pousser encore plus loin nos travaux pluridisciplinaires. Autrement dit, nous avons eu de la chance mais il faut continuer à chercher pour voir s’il y a d’autres outils similaires ailleurs, étudier leurs caractéristiques techniques, leurs fonctions, découvrir ce que faisaient nos ancêtres sur ces sites (est-ce que les occupations étaient pérennes ou saisonnières ?) etc.
Depuis quelques années, nous essayons de raisonner à travers une vision panafricaine. Cela implique d’avoir une vue d‘ensemble sur toutes les régions. C’est important quand on veut faire des comparaisons régionales pour savoir si les modèles lithiques qui ont été trouvés et analysés en Côte d’Ivoire se retrouvent ailleurs.
Bété I était un point de départ sur la question de la diversité des milieux écologiques occupés par les humains pour des périodes anciennes. En avril, nous poussons encore plus loin ces études jusqu’au Ghana pour trouver de nouvelles séquences sédimentaires et archéologiques.
Relecture scientifique

Eslem Ben Arous
Géochronologue et archéologue, chercheuse associée au Muséum national d’Histoire naturelle (Histoire Naturelle des Humanités Préhistoriques - UMR 7194). Grâce à la Fondation Fyssen, elle rejoint le Max Planck Institute of Geoanthropology de Iena (Allemagne) de 2020 à 2022, avant d’obtenir la prestigieuse bourse postdoctoral Marie Curie Slodowska pour rejoindre le CENIEH en Espagne.
Référence scientifique
Ben Arous, E., Blinkhorn, J.A., Elliott, S. et al. Humans in Africa’s wet tropical forests 150 thousand years ago. Nature (2025). https://doi.org/10.1038/s41586-025-08613-y
Vous aimerez aussi