Vénus de Lespugue, une dame de légende

Énigmatique, iconique, la vénus de Lespugue, dame de 28 000 ans, découverte en France en août 1922 dans la grotte des rideaux (Haute-Garonne), est devenue l’une des figures légendaires des représentations féminines dans l’histoire de l’art. Qu’est-ce qui rend si exceptionnelle cette Joconde de la préhistoire ?

Une figure unique

Vénus dite "impudique"

Vénus dite "impudique"

© MNHN - J.-C. Domenech

Une vénus paléolithique

L’imagerie que nous a livrée le paléolithique supérieur (environ - 45 000 à - 11 700 ans avant nos jours) sous forme d’art rupestre et pariétal (gravures, peintures sur roche) ou d’art mobilier (objets gravés et sculptés, statuettes…) offre assez peu de représentations humaines. Les corps entiers sont rares et la plupart sont asexués. Et si parmi les humains sexués les figures féminines sont très majoritaires (80 % environ) elles sont le plus souvent caractérisées par des gravures ou des dessins symboliques de vulves et de triangles pubiens. Plus de 100 rondes-bosses féminines ont été découvertes en Eurasie, des Pyrénées à la Sibérie. Elles sont souvent qualifiées de vénus paléolithiques.

Modèle de son époque

Les vénus de l’époque gravettienne (- 31 000 à – 24 000 ans avant le présent) comptent plusieurs figurines aux formes féminines bien marquées et dont le corps s’inscrit dans un losange avec en son centre le bassin. La vénus de Lespugue partage également avec elles l’absence de pieds et de mains détaillés. Souvent aussi leur tête reste lisse, sans visage, à l’exception de la vénus de Brassempouy (Landes, environ - 24 000 ans avant aujourd’hui), aussi appelée « Dame à la capuche », dont le nez est dessiné, et de quelques statuettes du site russe d’Avdeevo.

Dame de Brassempouy

CC BY-NC-SA 2.0 F. Panassac

Statuette 12320, Amiens-Renancourt 1 (Somme)

© S. Lancelot - Inrap
Profil de la Vénus de Willendorf sur fond noir

Vue latérale de la célèbre Vénus de Willendorf, découverte sur les rives du Danube en 1908

© Université de Vienne - G. Weber
Photo d'une statuette charnue

Vénus de Kostenki

CC BY-SA 3.0 Bullenwächter - Wikimedia Commons

Une femme hors normes

Rares sont les vénus gravettiennes qui présentent des attributs féminins aussi développés que ceux de la vénus de Lespugue, qui est par ailleurs l’une des plus grandes. Chez elle, les hanches, les fesses et les seins sont hors normes. Elle défie la réalité anatomique. Détail rare qu’elle partage avec la Dame à la capuche, sa tête porte des incisions qui pourraient représenter sa chevelure.

Sa posture, tête inclinée sur un thorax fin et étiré, bras posés avec légèreté sur ses seins hypertrophiés constitue également une originalité par rapport à d’autres œuvres de l’époque.

« SA POSITION, TÊTE PENCHÉE, DONNE À LA VÉNUS DE LESPUGUE UNE EXPRESSIVITÉ CORPORELLE QUI DÉGAGE UNE FORCE INTÉRIEURE D’UNE GRANDE HUMANITÉ. ELLE SEMBLE RECUEILLIE. »

Patrick Paillet, préhistorien au Muséum national d’Histoire naturelle.

L'ultime coup de pioche

Les conditions mêmes de sa découverte ont façonné sa légende. La grotte des rideaux était étudiée depuis déjà une dizaine d’années par le comte René de Saint-Périer lorsqu’un ultime coup de pioche a mis au jour la vénus de Lespugue. Suzanne de Saint-Périer, qui fouillait le site avec son époux pourrait en être l’autrice. La vénus se trouvait tout au fond de la cavité, dans un espace jusque-là non exploré et peu riche en vestiges.

Des énigmes encore irrésolues

La Vénus de Lespugue
© MNHN - J.-C. Domenech

Dans quel sens la regarder ?

La vénus de Lespugue fascine par ses lectures multiples. Selon l’angle d’observation, elle peut offrir un profil longiligne d’où émerge un large fessier, ou n’être que rondeurs, les demi-sphères composant ses fesses et ses seins s’emboîtant autour d’un ventre rebondi et de cuisses généreuses. Surtout, elle semble posséder deux visages : si on la retourne, les stries du pagne deviennent des cheveux et les pieds se transforment en une tête sans détail. Cette double lecture lui confère une identité plurielle.

Des interprétations multiples

Ses multiples angles de lecture et ses formes en dehors des normes figuratives laissent place à de nombreuses interprétations. Certains y voient même la représentation d’un attribuant phallus à la statuette de Lespugue une identité à la fois masculine et féminine. D’autres thèses évoquent la scène d’un accouchement.

Voir aussi

Vénus de Lespugue

À quoi servait-elle ?

La statuette a été retrouvée au fond d’une grotte peu profonde, qui était peut-être un lieu de vie. Elle ne peut pas se tenir debout à moins d’être plantée dans le sol ou fixée sur un support et n’affiche pas de signes d’usures. On suppose donc qu’elle a été peu manipulée. Elle avait peut-être une fonction symbolique. Mais laquelle ? La prééminence de représentations féminines dans l’art statuaire répandu en Europe de - 31 000 à - 24 000 ans laisse penser que les femmes jouaient un rôle central dans ces sociétés préhistoriques. Mais qu’incarnent ces vénus ? La dame de Lespugue est-elle l’image de la fécondité et de la maternité ? Le témoin d’une organisation matriarcale ? Ou possède-t-elle une tout autre signification que notre regard et notre culture modernes ne peuvent imaginer ?

© MNHN - F. Dubos

Restaurer l'inconnu

À sa découverte, la dame de Lespugue a été brisée en deux morceaux principaux et une dizaine d’autres fragments. Ils ont été recollés au Muséum puis la statuette a été moulée. Les vides de cette copie ont ensuite été comblés pour aboutir à ce que l’on pensait être la forme originale de la sculpture. Sa représentation a ainsi évolué au fil de différentes reconstitutions. En 2022, deux restauratrices ont cherché à lui rendre son aspect initial. Elles ont ôté tous les produits employés au cours des diverses manipulations, les vernis et colles qui emplissaient les petits creux.

Une icône moderne

Symbole de féminité ?

Selon les époques et les observateurs, la vénus de Lespugue a été lue tout à la fois comme l’expression d’une divinité, de la maternité, de la sexualité, celle d’un corps libéré, incarnation de la puissance féminine. Ses formes spectaculaires en font le symbole moderne d’un corps féminin assumé et exalté, promu par celles et ceux qui rejettent les carcans normatifs dans lesquels les modes voudraient enfermer le corps des femmes. Sa force est liée à sa composition abstraite d’une anatomie féminine idéalisée plus qu'une référence à la réalité. Elle tient aussi à sa matière, l’ivoire de mammouth, matériau vivant et noble tiré du plus impressionnant des animaux préhistoriques. Sculptée dans l’ivoire le plus dense de la défense, elle s’impose par son aspect lisse, poli, épuré.

Moulage de la Vénus de Lespugue

Moulage de la Vénus de Lespugue

© MNHN – L. Glémarec

Une œuvre artistique moderne

Le dessin symétrique inscrit dans un losange presque équilatéral fait de cette vénus une œuvre que l’on pourrait qualifier de cubiste. Sa réalisation ne permet pas de percer les intentions de son créateur ou sa créatrice, mais elle témoigne d’une maîtrise technique et d’une démarche stylistique toujours significative aujourd’hui. La combinaison des formes géométriques telles les demi-sphères des fesses, pour donner cette illusion du corps féminin, la position légèrement penchée, les perspectives, le détail de certains traits comme le pagne/cheveux, laissent voir le geste de l’artiste qui l’a façonnée.

« ON SENT UNE DÉMARCHE ET UNE INTENTION DERRIÈRE LA CONCEPTION DE LA VÉNUS DE LESPUGUE. C’EST L’UNE DES PREMIÈRES ŒUVRES D’ART QUI NOUS PARLE, ELLE DÉGAGE UNE ÉMOTION QUI RÉSONNE ENCORE »

Patrick Paillet, préhistorien au Muséum national d’Histoire naturelle

Vénus du gaz, Pablo Picasso

© RMN – grand Palais – R. Prat / Succession Picasso 2023

Une source d’inspiration des artistes contemporains

Cent ans après sa révélation, la vénus de Lespugue est devenue une référence iconique. Son réalisme réinventé et sa symbolique ont inspiré de nombreux artistes depuis Picasso, qui en possédait deux répliques dans son atelier, à Louise Bourgeois ou Niki de Saint-Phalle et ses rondes Nanas.

À leur découverte, la dame de Lespugue et ses contemporaines gravettiennes ont ainsi été perçues comme affichant une modernité que les artistes, qui cherchaient à dépasser les normes artistiques traditionnelles, se sont réappropriée. Aujourd’hui encore, de multiples créateurs, plasticiens, et autres musiciens reprennent ses lignes pour explorer la représentation féminine. Ses formes sont même régulièrement réinvesties sur les réseaux sociaux.

Article rédigé en mars 2023. Remerciements à Patrick Paillet, préhistorien et maître de conférences (UMR HNHP - NOMADE du Muséum national d'Histoire naturelle) et Eric Robert, préhistorien et maître de conférences (UMR HNHP - NOMADE du Muséum national d'Histoire naturelle), pour leur relecture.

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